L'EUROPE ET L'EMPIRE

L'Europe, une plaisanterie pour les sujets de l'Empire. L'idée d'Europe naît au siècle des Lumières, mais présente tout de suite un double visage

Antonio Negri. From MULTITUDE 3. NOVEMBRE 2000.

Europe est synonyme de paradoxe. Une partie du XXe siècle a cru à l'Europe, à l'Europe culturelle et politique, et - selon l'histoire établie -l'a faite : mais ce qui a paradoxalement réussi, c'est une Europe qui est peut être le contraire de ce qu'on avait pensé et espéré. Pour ne pas mettre sur le dos de nos contemporains tous les imbroglios du XXe siècle, faisons un saut en arrière. Dès sa renaissance, l'idée d'Europe comme Europe cultu­relle, au siècle des Lumières, est un « foutoir » (je veux bien dire un « bro-thel ») ; elle peut, en effet, aussi bien être portée par les baïonnettes de Bonaparte que par celles des armées de la Sainte Alliance. Si pour Voltaire c'était une « société des esprits », et pour Napoléon Bonaparte « la patrie commune », l'Europe est également « depuis longtemps ma patrie » pour Metternich. Sa conception de l'Europe, aussi sophistiquée que celle de Novalis dans le trop acclamé Christentum oder Europe, consiste en une reven­dication passionnée du Moyen-Age contre l'athéisme des Lumières, et de l'équilibre des vieilles monarchies contre toute tendance nationale-libérale.

Une vision de l'Europe assez centriste : au fond, on ne peut oublier que Metternich s'opposait à De Maistre et à une bonne partie des romantiques anglais, français et allemands qui pensaient ne pouvoir mettre l'Europe à l'abri de nouvelles aventures révolutionnaires qu'en en faisant une monar­chie unique sous l'autorité du Pape et, dans tous les cas, avec la bénédiction de celui-ci. D'autre part, à un autre niveau, les antinapoléoniens et anti­réactionnaires reproduisent la confrontation et l'affrontement : Benjamin Constant s'oppose à Henri de Saint-Simon, et la réforme libérale à la réfor­me scientifique et sociale, mais tous deux espèrent que cette transforma­tion seral'œuvre des peuples d'Europe « réunis en un seul corps politique ». Nous pourrions continuer à énumérer les oppositions idéologiques construites autour du vocable « Europe » dans un crescendo incessant entre le XIXème et le XXème siècle : dans quel but ? La longue série de gentilles utopies qui, dans la seconde moitié du XIXème, ont été débitées par Victor Hugo et les disciples de Proudhon, puis dans les congrès pour l'unité de l'Europe, entre Zurich, Heidelberg et Edimbourg, les Constantin Franz, Blunstschli et Lorimer... tout ceci est désormais confronté à une histoire bien réelle et bien sordide - de haines, de mas­sacres, de concurrence impérialiste forcenée, de guerres fratricides, assai­sonnées dès lors de gaz mortels et de destructions de populations.

La critique nationaliste, dans ces conditions, avait beau jeu. Prenez un hon­nête homme comme Thomas Mann : en 1914 il voit l'idée d'Europe s'épui­ser, exsangue, dans sa pâleur voltairienne : c'est la raison pour laquelle il se fait le propagandiste de la guerre de la Kultur contre la Civilisation... De l'autre côté du front : un autre honnête homme, Henri Bergson, démolit point par point les arguments de Thomas Mann, dans une homologie ren­versée du concept de nation, qui voit un Descartes lumineux se dresser face aux turgescentes idéologies allemandes... Ainsi, cette confusion com­plète entre honnêtes hommes, cette insignifiance voulue du mot « Europe », cette annulation acritique de tout espoir qui aille au rebours du développement impérialiste unilatéral des nations d'Europe, annoncèrent la catastrophe de 1914-1918 : nous devons bien le reconnaître. Pire : je ne voudrais pas trop aller à contre courant mais je commence à penser que bien des jugements de Georg Lukacs, dans la Destruction de la raison, sur Nietzsche et Burkhardt peuvent être repris ici (dans la mesure où, s'ils ne vont pas de soi, ils sont tout au moins corrects) : ils traduisirent l'Europe en une idée de crise face à la montée des nationalismes et à l'extrémisme impérialiste. Ont-ils ainsi désarmé la raison ? Je ne sais pas. Pensons-y. Ajoutons, quoi qu'il en soit, à cette liste de personnages du « paradoxe-Europe » (ou simplement de « traîtres » à l'idée européenne ?) les auteurs espagnols de la crise de 1898 et, pourquoi pas, l'intelligentsia italienne qui s'exprima dans les revues d'avant-garde du début du siècle. Nous péné­trons ainsi dans le XXème siècle, dans la pestilence belliqueuse de 14-18. Cet événement a ravagé l'estomac de beaucoup d'intellectuels, peut-être aussi les chromosomes de la multitude qui en a fait l'expérience. Rappelez-vous le soldat Chariot qui se fraye un chemin, hébété, entre les nuages de gaz et les shrapnels pour retourner à une vie sans mémoire au début du Dictacteur. Nous y voilà, à devoir recommencer de la même manière avec l'histoire politique de l'Europe. Que nous n'ayons pas grand-chose à en attendre, voilà qui était peut-être déjà inclus dans les prémisses... Quoi qu'il en soit, c'est précisément à partir de ce moment-là, sur ces monceaux de morts dans les tranchées, que commence la véritable histoire de l'Europe politique. Nous pouvons en signaler trois phases.

La première est celle d'Aristide Briand et de la Société des Nations. La seconde est celle du Plan Marshall (préambule : les bombardements de Dresde et les camps d'extermination) et par la suite la construction du Marché Commun, dans le cadre de la Guerre Froide. La troisième est la phase actuelle, c'est-à-dire celle de la construction de l'union politique, c'est-à-dire de la « sous-organisation atlantique » de l'Europe dans le cadre de l'hégémonie impériale des USA.

Deux mots sur la première phase, non pas qu'elle soit particulièrement importante mais parce qu'elle éclaire les critères (qui deviendront par la suite traditionnels) selon lesquels les classes dirigeantes européennes affronteront le thème de l'unité politique de l'Europe. Aristide Briand, c'est un président du conseil de la Troisième République : patiemment et avec persévérance, il cherche à limiter les conséquences dramatiques du Traité de Versailles et à reprendre le projet de « paix perpétuelle » pro­posé par Wilson (mais repoussé par le Sénat américain). Briand propose une Europe unie, pour éviter les guerres internes et pour gérer en com­mun les intérêts impérialistes. Le projet échoue misérablement. Pourtant, c'est un projet intéressant : proposé en 1929-1930, au milieu du big cra­sh américain, et au moment où, pour la première fois le monde sovié­tique commence à programmer sa propre survie, il exprime les deux exi­gences vitales des classes dirigeantes européennes, celle de résister aux Soviets (à l'extérieur et à l'intérieur) et celle de s'opposer à l'agressivité économique, politique et culturelle des USA. Ces deux exigences ont un ordre précis : d'abord l'antisoviétisme, ensuite l'antiaméricanisme. Elles resteront gravées dans cet ordre dans la tête de tous les « philo-européens », entre la période de la Résistance et la phase constituante du second après guerre - de Jean Monnet à Robert Schumann, de Kojève à Adenauer, de Spinelli à De Gasperi (et il serait difficile de trouver une lis­te plus dishomogène).

Si l'antisoviétisme ne surprend pas, l'antiaméricanisme du projet Briand ne doit pas non plus nous étonner. Ressurgit en effet ici (de manière bizarre et inversée, comme d'habitude dans ces cas-là) une autre préoccupation qui se trouvait à la base de l'idée culturelle d'Europe : la confrontation avec les Etats-Unis d'Amérique. Au XIXème siècle, entre Goethe, Tocqueville et Byron, le nouveau monde américain commença en effet à représenter l'idée d'une saine vitalité, d'un monde dans lequel la liberté - dont la conquête se faisait si difficilement en Europe - constituait au contraire la source et le tissu com­mun des institutions et du mode de vie même. En 1827, Goethe compose les vers Den vereinigten Staaten, dans lesquels les deux mondes sont oppo­sés : l'un, le vieux, qui s'attriste devant ses souvenirs ; l'autre, le nouveau, ouvert à un développement immense de la liberté, dans la mesure où il est libre de l'asservissement au passé. Chez Goethe, il y a la conscience que l'his­toire ne finit pas en Europe ; mieux, que celle-ci peut-être dépassée et que le meilleur de l'histoire de l'Europe se réalise dans l'Amérique de la liberté. Béni soit cet homme : Goethe était vraiment intelligent !

Mais ce n'est pas lui qui gagnera la bataille des représentations (et des intérêts) qui commence alors dans la conscience européenne. A l'affron­tement sur l'impérialisme et le colonialisme ( à l'inverse des Européens, les USA furent en effet toujours anticolonialistes et anti-impérialistes) fait suite, entre le XIXème et le XXème siècle, le ressentiment des européens pour la défaite qu'ils subissent (et qui s'accentue et devient peu à peu gigantesque) dans tous les domaines de la puissance : du militaire au monétaire, et enfin - last, not least - au linguistique, au communication-nel et au culturel. (Peut-on faire l'hypothèse que le succès de Nietzsche dans la première moitié du siècle exprime ce ressentiment ? Et la diffusion de l'heideggerianisme dans la seconde moitié du siècle ? Ce pourrait être une piste...). Il y a également la nécessité, pour les classes dirigeantes compromises avec les pires déclinaisons du fascisme, de s'en remettre -pieds et poings liés - aux USA pour se défendre des sauvages qui arri­vent de l'Est. Il y a, enfin et surtout, l'absence de prise de conscience que l'organisation du monde - technologique et économique — prend des dimensions de plus en plus vastes, qu'elle va vers l'empire comme sou­veraineté sur le marché global ! Ce n'est pas parce qu'elles ne se sont pas unifiées qu'Athènes et Sparte, Mégare et Thèbes ont été vaincues par les Romains : c'est parce qu'elles étaient des polis. Et les USA sont vainqueurs parce qu'ils n'ont pas été des polis : donc pour n'avoir été, comme Rome, ni colonialistes, ni impérialistes, mais seulement « impériaux ». L'Europe, à cause de son histoire, ne pourra jamais être impériale : à cause de son histoire elle est irrémédiablement polis - généalogie c'est-à-dire prolifé­ration d'événements, dispersion et exode de multitudes, histoire de sin­gularités, voisinage, res gestate - et, ce qui n'est pas complètement ano­din, nationaliste, impérialiste, nazie, charognarde... Donc, à l'époque de Briand, les américains n'étaient plus seulement les « bons sauvages » de la démocratie et du droit : ils s'étaient révélés d'excellents commerçants et de grands industriels, de terribles concurrents dans tous les domaines... mais surtout en modèles de gouvernement.

Nous voici donc entrés dans la véritable histoire de l'idée d'Europe poli­tique : celle-ci commence quand l'idée culturelle de l'Europe s'est à ce point vidée (et la guerre de 39-45 représente le moment où les égouts des nationalismes européens et des concurrences inter-impérialistes sont pleins à ras bord), qu'elle ne peut renaître que comme arme dans les mains des américains pour lutter contre l'Union Soviétique. C'est un para­doxe : mais ne se répète-t-il pas de cette manière depuis le début ? L'idée d'Europe ne se réalise qu'en se vidant : c'est d'abord Metternich qui le fait, puis Briand, puis Marshall. À partir du 5 juin 1947, l'Europe se recon­naît comme organisation économique et politique de l'Europe de l'Ouest; à partir du 4 avril 1949, également comme organisation militaire atlantique, qui s'oppose à l'Europe de l'Est. Cette « réalisation » de l'Europe politique par sa « scission » durera quarante ans... (Et un autre paradoxe s'ajoute à ceux que nous avons souligné : la réalisation, à travers cette scis­sion de la prophétie contraire celle des slavistes philo-européens du XIXe siècle, comme Tchiaadaev et Kirievski qui, précisément, ne voyaient dans l'Europe qu'une perspective de développement pour la Russie et pour son profond sentiment religieux, qui a la force neuve des grands des­seins...). Arrêtons-nous ici un moment : quels avantages l'Europe a-t-elle tiré du Plan Marshall ? Quelques uns, sans aucun doute. Les empires colo­niaux européens ont été « dévolus » aux américains et ceci a sauvé quelques jeunes générations européennes despurges démographiques que les guerres ont toujours provoquées. En même temps, le tayloris­me, et le fordisme et le keynesianisme ont été politiquement assimilés par tous les gouvernements européens et devinrent le schéma d'inter­vention des agences européennes pour quarante longues années. C'est ainsi que la paix intra-européenne fut garantie. Pour ce qui est du reste, il n'y a pas eu d'avantages réels, et à bien y regarder, on pourrait même qualifier les résultats de désastreux, parce que (excepté dans les années autour de 1968) l'intelligence culturelle et politique européenne (une des rares matières premières du continent) a cédé à la servilité, s'est amollie dans le consensus ; les machines politiques se sont alignées sur la brutalité du modèle américain. Il s'en est suivi la corruption des âmes. L'Europe n'avait pas encore commencé son aventure politique qu'elle était déjà bien pire que son modèle américain. À la corruption des âmes a fait suite celle de l'administration et de la politique.

Après 1989, après la chute du Mur de Berlin, tout semblons instant être remis en discussion. Beaucoup crurent à un changement, et que l'Europe allait pouvoir finalement s'accomplir dans l'alliance avec les peuples de l'Est européen qui, portés à la modernité par le socialisme réel, deman­daient désormais la liberté et la fraternité occidentales et européennes. Mais qui avait encore la force de se libérer de cette corruption des esprits que la subordination à la règle impériale (des USA) avait désormais impo­sé ? C'est ainsi que l'idée d'Europe produisit - et nous ifît subir - un der­nier paradoxe, peut-être définitif. Arrachée à la menace de la République des Soviets et du socialisme asiatique, l'Europe se recomposa. Une série d'accords en permirent la première configuration politique. Inutile de rap­peler ces accords : ils ont tous des noms épouvantablement barbares... et ils datent d'hier - il faut les oublier. Cauchemars : Schengen, Reagan, Maastrischt, Bush, Eltsine ivre sur le tank et l'enfant de chœur Gorbatchev dans les bras de sa Raïssa, Mitterand et Kohi main dans la main devant le monument de Verdun. Oh, nous n'avons vu que trop d'obscénités ! En réalité, même la chute des Soviets ne fut pas capable, je ne dis pas de réussir, mais au moins de faire espérer que l'Europe se libère de la domi­nation des USA. Et il semblerait même qu'il ne soit encore possible de raisonner que sous la protection de ces derniers, et que si on laisse aux européens l'illusion qu'ils sont maîtres de leur destin, ils ne nous pro­posent que les choses les plus effrayantes : de la vache folle aux « alter­natives informatiques », et à l'Internet, du « républicanisme nationalis­te » de la gauche française, aux nouveaux petits fascismes locaux, de l'idéologie de Mrs Thatcher à celle des ex-partis communistes jusqu'au collier électronique pour les détenus afin de tranquilliser les petites vieilles... Nos philosophes politiques sont naturellement désespérés, la crise de l'Europe est devenue un topos éditorial, et le fait que Max Weber ou Cari Schmitt (produits du XVIIIème, quand ce n'est pas du XVIIème) ne marchent plus, les fait frissonner... Sauf à certains moments, quand la « philosophie molle », fatiguée de l'Europe, se met à la politique inter­nationale, et que le philosophe de la « pensée molle » se découvre la fibre humanitaire... Une nouvelle génération de vrais intégristes européens, de « Talibans d'Europe », est née, qui proclame un radicalisme européen des droits de l'Homme, organise guerres et tribunaux, et se sent resca­pée de la Shoah et en porte la mémoire sans en avoir les cicatrices ; ce sont vrais nouveaux Templiers de l'idée d'Europe. Dommage que le temple ait été depuis longtemps définitivement profané.

Mais considérons cette affaire d'un autre point de vue. La globalisation, c'est-à-dire la domination du marché mondial, menace définitivement l'Europe, parce qu'elle transfère le pouvoir souverain à la seule puissance étatique capable de l'exercer à cette échelle : les Etats-Unis d'Amérique. L'orientation et le travail de construction des Etats unis d'Europe n'ont donc aujourd'hui pour visée que la « sous-organisation atlantique ». Ceci est indiscutable, il faut être saoul pour ne pas le reconnaître. C'est l'impression que donnent actuellement les directeurs des quotidiens italiens La Repubblica et II Carrière délia Sera et aussi, hélas, de plus en plus souvent les directeurs des organes d'information européens les plus autorisés. Humbles serviteurs de l'Empire, ils savent que le premier de leur devoir est de ne pas le nommer. À nous seuls est réservée la joie de l'intelligence, ce que Hegel appelait la joie « de la reconnaissance » : parce que désormais nous savons qu'il est impossible de prononcer le mot Europe, mieux, parce que désormais nous connais­sons la force qui implique le refus de cette ultime idéologie, et parce que nous comprenons qu'il y a la possibilité de résister à l'Empire. Le paradoxe Europe a commencé à se dévoiler en tant qu'imbroglio : à la fin du XXe siècle, Europe et imbroglio sont devenus synonymes.

Il existe toutefois, en Europe, une autre histoire de l'idée d'Europe : elle commence en des temps immémoriaux avec le métissage et l'exode des populations, puis à travers la circulation des cultures et la résistance huma­niste à l'oppression et à la superstition ; enfin, elle trouve son apogée dans la lutte communiste du prolétariat. « Un spectre hante l'Europe », déclarait il y a un siècle et demi l'un de nos ancêtres. En disant Europe, il parlait en réalité du monde ; ses invectives contre « le Pape et le Tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands » n'avaient rien de spécifiques (bien que ces personnages aient tous mérité d'êtres dénoncés comme infâmes) : le Manifeste était internationaliste. Cela suffit. Ses lec-teurs/trices, de Rosa Luxembourg à Lénine, l'ont lu ainsi et ont agi en conséquence. Et ceux qui pensent que l'Europe (et les institutions com­munautaires, et l'unité politique européenne) est un terrain de lutte adap­té et suffisant pour combattre le pouvoir global (sous sa forme actuelle accumulation et organisation) sont dans l'illusion - quand ils ne sont pas des mystificateurs (la forme du nouveau fascisme ne consiste-t-elle pas en cette opération ?) qui proposent l'égoïsme national européen comme idéal à réaliser. C'est ce que les réactionnaires de la contre-révolution anti-jaco­bine l'ont soutenu, et les philosophes du IIIème Reich eux-mêmes se sont identifiés à cette mission. Nous, en revanche, nous sommes totalement vaccinés contre cette nouvelle vocation nationaliste - vaccinés par la mémoire du mouvement ouvrier et des luttes internationalistes. Qu'on ne vienne pas donc nous proposer une armée européenne commune, ce ne pourrait être qu'une armée mercenaire - quand l'un des rares avantages que nous concède l'Empire, c'est au contraire la possibilité de ne pas devoir s'en payer une ; qu'on ne nous propose pas non plus d'autres articulations de la politique de puissance, alors que l'Empire les a monopolisées. Si nous continuons donc à reconnaître dans l'expérience des européen/nés la seu­le racine de toute possibilité de société des esprits voltairienne, nous cher­cherons à faire autre chose que ce que les folies de nos aïeux ont fait de l'Europe, et que l'Empire a désormais définitivement et irréversiblement ratifié et codifié. Plus fidèles à une autre Europe idéale (des luttes de libé­ration, de toutes les luttes du prolétariat) nous demanderons alors à nos enfants d'être européen/nés, oui - mais en tant que « spectres » dans le monde, à travers l'Empire. Spectres en tant qu'entrepreneurs d'exode, de résistance et d'invention communes. Spectres si possibles joyeux.

Le rêve de l'Europe qui, sur la base de l'utopie des Lumières, s'est construit au cours des siècles et que le XXème siècle a définitivement sali et fait s'évanouir, peut être donc racheté : à condition de savoir que l'Europe est plus grande que l'Europe - c'est aussi l'Amérique et la Russie, c'est peut-être aussi (mais là le cœur nous manque) le Pacifique et ces milliers de désirs qui deviennent de plus en plus forts et mani­festes à mesure que la révolution sociale avance avec l'avancée de l'Empire (n'est-ce pas à une véritable et authentique métamorphose anthropologique à laquelle nous assistons ?). En nous refusant à l'énième arlequinade autour du mot « Europe », nous nous reconnaîtrons donc sujets de l'Empire, citoyen/nés subversif/ves du monde, nou­veaux/elles Immaterial Workers of the World.

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